Réparation du préjudice corporel

Le droit de préférence des victimes de préjudice corporel directement menacé – par Thibault Lorin

Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 22 juin 2017 (n°15/12753) vient de porter une lourde atteinte au droit de préférence,  sur un tiers payeur, de la victime d’un préjudice corporel sur un tiers payeur.

Si la formulation théorique de cette règle par la Cour d’appel n’appelle aucune critique, il n’en va pas de même de la portée pratique qui lui est donné. En effet, par une application plus que discutable, la Cour d’appel vide complètement de sa substance ce droit, pourtant établi et éprouvé de la victime.

La difficulté est qu’il ne peut s’agir d’un arrêt d’espèce, dès lors qu’il fût rendu suite à un renvoi après cassation ( Cass civ 13 juin 2013 n°12.10145) dont l’attendu avait ému une doctrine autorisée.

Il convient de rappeler que le droit de préférence, prévu par l’article 31 de la loi du 5 juillet 1985, permet à une victime n’ayant été indemnisée qu’en partie, par un tiers payeur, d’exercer ses droits contre le responsable pour ce qui lui reste dû. Issu de la loi du 21 décembre 2006, ce droit trouve son intérêt en cas d’une exonération partielle du responsable, notamment lorsque le préjudice trouve sa cause, pour partie, dans une faute de la victime ou consiste en une perte de chance (Cass civ 2 24 septembre 2009 n°08-14515).

La Cour de cassation, en application du principe de la réparation intégrale, a forgé un système d’indemnisation large, puisque l’indemnisation partielle doit être appréciée, non au regard de la part de responsabilité du responsable, mais à celle de l’étendu du dommage subi par la victime. Cela lui permet, en cas de partage de responsabilité, d’obtenir une réparation complète de son préjudice en cumulant les sommes versées par le tiers payeur et l’indemnisation mise à la charge du responsable.

Cette application est contestée par certains auteurs, exposant que l’étendue du dommage doit être le dommage juridiquement réparable et non pas l’étendue du dommage subi. Cela traduisait une déresponsabilisation des victimes fautives. Pour autant il convient de rappeler d’une part que les sommes versées par les tiers payeurs sont un droit issus des cotisations préalables de la victime et d’autre part que les victimes fautives ne seront jamais intégralement indemnisées dès lors que leurs préjudices personnels seront toujours amputés de leurs parts de responsabilité.

C’est pourquoi l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 13 juin 2013 et son application par la Cour d’appel de Paris le 22 juin 2017 laissent assez circonspects.

En l’espèce, dans un dossier de responsabilité médicale, une femme est indemnisée à hauteur de 40 %. La Cour d’appel de Versailles, fixe une indemnisation au titre de sa perte de gains professionnels futurs, de son incidence professionnelle et de son déficit fonctionnel permanent. Parallèlement, la CRAMIF verse à la victime une pension d’invalidité.

Or, en application de la jurisprudence de la Cour de cassation (à la différence du Conseil d’état), la pension d’invalidité ayant une nature mixte patrimoniale et personnelle peut s’imputer tant sur les préjudices patrimoniaux professionnels (perte de gains professionnels futurs et incidence professionnelle) que le poste personnel de déficit fonctionnel permanent.

Au cas d’espèce, le préjudice de la victime au titre de sa perte de gains professionnels futurs était de 258.060 €. La part mise à la charge du responsable était de 40% de cette somme soit 103.224 €. Or la pension d’invalidité versée par la CRAMIF représentait un total de 100.988,07 €.

De fait, la part non indemnisée de la victime étant de 157.071,93 € (258.060-100.988,07 €), en vertu de son droit de préférence, elle disposait d’une priorité sur l’indemnisation mise à la charge du responsable.

C’est en ce sens que la Cour d’appel de Versailles avait jugé. Or la CRAMIF décida de se pourvoir en cassation estimant que la Cour d’appel aurait dû lui permettre de faire valoir son droit à recours sur les autres postes de préjudices patrimoniaux notamment l’incidence professionnelle et sur le déficit fonctionnel permanent.

De manière originale, la Cour de cassation casse l’arrêt en estimant que la Cour d’appel aurait dû vérifier si la pension d’invalidité ne pouvait pas également s’imputer sur les autres postes de préjudice.

Une doctrine avertie avait appelé à une résistance de la Cour de renvoi puisqu’en l’espèce si la CRAMIF n’avait pas pu exercer son droit à recours, ce n’était pas en raison d’une insuffisance d’assiette mais uniquement en raison du droit de préférence.

C’est en effet uniquement lorsque  l’indemnisation versée par le tiers payeur ou son cumul avec la part d’indemnisation mise à la charge du responsable sont supérieurs à l’étendue du préjudice concrètement subi par la victime que le tiers payeur dispose d’un recours.

Ici, la perte de gains professionnels futurs effective était à elle seule supérieure à la somme représentée par le cumul entre la pension versée par la CRAMIF et la part d’indemnisation mise à la charge du responsable.

Le tiers payeur n’avait donc pas droit à recours et la victime était prioritaire.

Or la Cour d’appel de Paris saisie du renvoi, jugea ainsi :

« Selon les articles 31 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et 376-1 du code de la sécurité sociale, la rente invalidité indemnise d’une part les pertes de gains professionnels et les incidences professionnelles de l’incapacité, d’autre part le déficit fonctionnel permanent. En l’absence de perte de gains professionnels ou d’incidence professionnelle, cette rente indemnise nécessairement le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent. En présence de pertes de gains professionnels et d’incidence professionnelle de l’incapacité, le reliquat éventuel de la rente, laquelle indemnise prioritairement ces deux postes de préjudice patrimoniaux, ne peut s’imputer que sur le poste de préjudice personnel extra-patrimonial du déficit fonctionnel permanent, s’il existe. »

(…)

 « Sur les pertes de gains professionnelles futurs :

Ainsi, le préjudice subi par Mme X au titre des pertes de gains professionnelles futurs est de 172 006,95 €.

La dette d’indemnisation du docteur A s’élève donc à la somme de 68 802,78 € ( 172 006,95 x 40% ).

La CRAMIF justifie d’une créance de 118 909,48 euros au titre de la rente invalidité après consolidation (arrérages échus depuis le 18 décembre 2007 et capital jusqu’à la date de départ à la retraite ).

Mme X a donc subi un préjudice réel de 53 097,47 € ( 172 006,95 – 118 909,48 € ) de sorte que le docteur A lui versera cette somme et que la CRAMIF est en droit d’obtenir la somme résiduelle de 15 705,31 € ( 68 802,78 – 53 097,47 euros ). »

L’argumentation théorique et son application à la perte de gain professionnels futurs n’appelaient aucune n’appelle aucune observation.

Le recours de la CRAMIF aurait dû demeurer dans cette limite. Pour autant, violant le principe du droit de préférence et faisant une application robotique et parfaitement contestable de la règle citée, la Cour d’appel décide :

« Sur l’incidence professionnelle :

Les parties à l’instance s’accordent sur la fixation de ce poste de préjudice à la somme de 50 000 euros de sorte que la dette d’indemnisation mise à la charge du docteur A s’élève à la somme de 20 000 € ( 50 000 x 40% ).

Mme X qui a reçu la somme de 118 909,48 € de la CRAMIF a été indemnisée de cet entier préjudice de sorte que la somme de 20 000 € doit revenir au tiers payeur. 

Sur le déficit fonctionnel permanent :

Compte tenu des éléments du dossier et de l’âge de Mme X lors de sa consolidation ( 48 ans ), il y a lieu de fixer l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent à la somme de 162 000 euros ( valeur du point à 3 240 x 50 ).

La dette d’indemnisation mise à la charge du docteur A s’élève donc à la somme de 64 800 euros.

Le préjudice resté à la charge de la victime est de 43 090,52 € ( 162 000 – 118 909,48 ).

Il s’ensuit que le docteur A versera à Mme X la somme de 43 090,52 € et à la CRAMIF la somme de 21 709,48 € ( 64 800 – 43 090,52 ). »

Alors que la Cour d’appel venait d’indiquer que la perte de gains professionnels futurs avait, en l’occurrence seulement pour partie, était indemnisée par la totalité de la pension versée par la CRAMIF, elle considère que cette même pension a également indemnisé l’incidence professionnelle et le déficit fonctionnel de la victime.

Tout d’abord, cela revient à violer le droit de préférence puisque la victime, n’ayant été que partiellement indemnisée par la pension, avait un droit prioritaire sur l’intégralité de l’indemnisation mise à la charge du responsable.

Surtout cette application apparait grossière puisque revient à considérer que la victime a perçu 3 fois la somme de 118.909,48 €.

En effet à minima, la Cour d’appel aurait pu déduire, du calcul tendant à l’indemnisation de l’incidence professionnelle et du déficit fonctionnel permanent, le remboursement que la CRAMIF avait obtenu sur la perte de gains professionnels futurs.

Surtout, dès lors que la Cour d’appel décide que la pension, indemnise les trois postes de préjudices, il lui appartenait à minima de la ventiler entre ceux-ci et de déterminer dans quelle mesure elle indemnisait la perte de gains professionnels futurs, l’incidence professionnelle et le déficit fonctionnel permanent.

C’est cette quotité, qui aurait dû être prise en compte pour calculer le préjudice resté à la charge de la victime et non la totalité de la pension.

Bref cette décision apparait d’une part contra-legem et d’autre part applique une méthode de calcul non orthodoxe.

On peut se demander si la Cour d’appel de Paris, pourtant avertie du sujet n’a pas volontairement procédé à une application plus que discutable de la règle posée par la Cour de cassation afin de lui en montrer expressément les limites et l’inviter a modifier sa position.

Sur ce point, il n’est pas inutile de rappeler que le projet d’article 1276 du code civil prévoit d’exclure le déficit fonctionnel permanent de l’assiette du recours des tiers payeurs. En application de cet article, la Cour d’appel n’aurait pas pu juger de la sorte.

Il n’en demeure pas moins que dans cette espèce la victime aurait dû être indemnisée à hauteur de 41.709,48 € supplémentaire. Cet arrêt rappelle une nouvelle fois que la maitrise des règles du recours des tiers payeurs est nécessaire à la bonne construction des dossiers de liquidation du préjudice corporel

 

Me Thibault LORIN - 2

Thibault LORIN

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